SHe 女他 de Zhou Shengwei

Trouver chaussure à son pied

  • Une œuvre inclassable et poétique, tour à tour drôle et dérangeante
  • Un nouveau maître dans un style très particulier, l’animation image par image
  • Si vous en avez marre des superproductions paresseuses, vous avez ici l’exact opposé : une absence totale de moyens compensée par énormément d’inventivité et un travail de fou furieux
Cet article contient deux critiques différentes, l’une écrite par Malo, l’autre par Alexis.

女他

Une tyrannie masculine pourchasse et enferme les femmes dans le seul but de donner naissance à des filles qui sont ensuite transformées en garçons pour travailler dans une usine de cigarette. Voilà un bien sombre point de départ pour le premier long métrage d’animation de Zhou Shengwei : SHe.

Filmée en « stop-motion », cette fable dystopique muette est ici racontée d’une manière des plus originales, à travers les mésaventures d’une chaussure à talon essayant à tout prix de sauver sa fille face aux chaussures masculines cherchant à la transformer en mocassin. Pour cela, elle doit tuer un homme et se glisser dans son corps pour en prendre l’apparence…

À l’instar d’un Tim Burton, Zhou Shengwei introduit le spectateur dans un monde sans pareil où tout objet du quotidien est transformé en une créature onirique. SHe est le fruit d’une longue gestation qui a demandé près de 6 ans de travail à son créateur et chaque plan regorge d’inventivité et témoigne ainsi du long processus de fabrication.

Zhou Shengwei a travaillé 6 ans à la réalisation de SHe

Cependant SHe ne brille pas que de par son aspect esthétique mais aussi par le montage sonore qui y joue un rôle prépondérant. Le son accompagne ici les images à merveille en immergeant encore plus le spectateur dans un monde apparemment sans espoir et détraqué. Si la forme en elle seule suffit à faire de SHe l’OVNI de notre sélection, c’est aussi sur le fond que Zhou Shengwei distingue son film de tout autre.

SHe est un film qui arrive à raconter une histoire universelle et d’actualité tout en se présentant d’une manière tout à fait unique. Le réalisateur souhaitait raconter l’histoire d’une femme à l’image de sa mère, une femme qui lutte pour les siens mais pas exempte de défauts. Le film alterne ainsi moments de terreur et de joie avec une grande finesse à travers différentes ambiances visuelles extrêmement variées. Le récit ne se limite donc pas à un rapport d’opposition entre notre héroïne et ses antagonistes mais prend aussi du recul en réfléchissant sur le cercle vicieux que représente cette société et ce qui le nourrit.

Ce film éminemment personnel prend une dimension particulière en 2019 où la question de la place de la femme dans la société est une problématique de plus en plus traitée par le cinéma chinois. Cette dimension se ressent ainsi au sein de notre sélection où plusieurs films (The Widowed Witch, Meili) mettent des personnages féminins au centre de leurs récits.

Malo Jacquemin

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SHe est une surprise totale dans le paysage cinématographique actuel, à plus forte raison dans celui de la Chine. Œuvre d’un tout jeune réalisateur inconnu, ZHOU Shengwei, ce film est sur la forme une réinvention de l’animation image par image, style aujourd’hui plutôt moribond qui a connu son âge d’or avec les Tchèques entre les années 60 et 80. Tout en intégrant parfaitement cet héritage Occidental, Zhou Shengwei fait preuve de beaucoup de personnalité, et colore son film d’emprunts discrets à l’imaginaire et aux codes esthétiques chinois.

SHe est réalisé avec 80% de déchets et de matériau de récupération : chaussures, cigarettes, bouteilles, chaussettes… Ces objets sont modifiés et réassemblés pour créer un ensemble de tableaux qui servent de décor à l’action: une prison-anorak, l’usine de cigarettes, une grotte magique habitée par une faune de capsules de bière carnivores…

Dans ce monde, les mocassins règnent sous l’empire d’un œil-dentier. Les chaussures à talon sont confinées dans des prisons-anoraks, dont on ne les sort que pour donner naissance à des petites socquettes qui sont immédiatement retirées à leur mère et mutilées pour devenir des mocassins bêtes et méchants. L’une de ces chaussures à talon se révolte, et entre littéralement dans la peau d’un homme pour sauver sa fille.

De Prague à Beijing

Tout amateur d’animation image par image ou “stop-motion” n’aura aucun mal à discerner les influences de Zhou Shengwei. Ce dernier emprunte principalement à Jan Švankmajer, qui détourne des objets du quotidien et leur donne vie dans des tableaux surréalistes. On reconnaît même certains tics du maître tchèque, comme les gros plans sur les bouches qui parlent…

Un extrait de Jabberwocky de Jan Švankmajer

D’autres influences montrent que Zhou Shengwei connaît ses classiques : les mains qui rappellent le chef-d’œuvre de Jiří Trnka, certains monstres tout droit sortis des œuvres des frères Quay… En-dehors du petit monde du stop-motion, la scène dans laquelle l’héroïne enfile sa nouvelle peau et devient un homme peut faire penser à la séquence d’introduction de La Montagne Sacrée de Jodorowsky, qui montre deux femmes traverser un processus de transformation pour devenir des êtres asexués sur fond de chants bouddhistes.

Si l’héritage visuel principal de SHe vient donc du cinéma occidental, on assiste dans plusieurs scènes à une hybridation intéressante avec des thèmes purement chinois. Le combat de la première scène est mis en scène comme un wuxia pian, et les mains qui viennent au secours du gardien attaqué se placent autour de lui comme dans une représentation du bodhisattva Guanyin “aux mille bras”. Dans la deuxième partie du film, la lune symbolise la nostalgie, comme en poésie chinoise.

Une fable pleine de symboles

SHe nous parle par symboles de sujets de société très profonds. Si on aura pas de mal à voir dans la situation initiale une dénonciation du “patriarcat” et du maintien des femmes dans un état d’oppression, le film prend ses distances avec ce discours dans un dénouement surprenant et d’une ironie mordante.

Le sujet principal du film est finalement la mère et la maternité. L’héroïne de SHe est un hommage au dévouement de la propre mère de Zhou Shengwei, qui dit s’être inspiré de ses souvenirs d’enfance pour construire ce personnage. Dans l’usine de cigarettes, les employés doivent tous trinquer avec le patron, et notre chaussure à talon travestie est mise à l’écart et moquée quand elle refuse de se plier à cette pratique.

Cela évoque bien sûr une pratique réelle en Chine, où l’alcool est fondamental dans les relations professionnelles. Le réalisateur se souvient qu’enfant il entendait sa mère vomir au retour de soirées passées avec les collègues.

La mère erre dans une forêt de miroirs qui lui renvoient son reflet

Après une première partie construite sur le modèle d’un film de vengeance, qui se conclut par l’élimination impitoyable des anciens oppresseurs, She prend un virage radical dans son dernier tiers. Passées la joie des retrouvailles avec son enfant, la mère sombre dans la nostalgie et la mélancolie. Son enfant grandit, elle vieillit et se fane. Dans une scène dont on ne saurait dire s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité, la mère se donne à manger à son enfant qui l’avale voracement un bout après l’autre. Cette rupture de ton apporte une dimension touchante et personnelle à ce qui aurait été autrement une histoire assez proche d’un simple rape and revenge.

Alexis

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