(Propos recueillis lors de la projection du 1er février 2020 au Studio des Ursulines)
ZHOU Mingying : Je suis vraiment très heureux que vous ayez pu découvrir mon film.
Traducteur : Bonjour ! Je pense qu’en premier lieu il est important de contextualiser l’origine du titre, notamment pour le public français. Le titre « The Land of Peach Blossoms » est tiré d’un poème datant du 5ème siècle après J.C. qui est fondamental dans la littérature chinoise. Le poète y raconte s’être perdu un jour dans la montagne et y avoir rencontré une communauté ayant perdu tout contact avec le monde extérieur, vivant en totale autarcie. Ce lieu est comme un paradis terrestre.
Dans le film le restaurant semble incarner ce paradis mais la vérité semble être le contraire. Pourquoi avoir choisi ce titre pour votre documentaire ? Est-ce que vous pouvez présenter le contexte de ce documentaire?
ZM : Ce titre fait référence tout d’abord à l’utopie que le directeur de ce restaurant a voulu créer en ces murs. Il est de plus lié à la manière dont j’ai réalisé ce film. Mon activité dans ce restaurant a débuté en tant qu’employé. Je devais tourner du contenu promotionnel avec du matériel qu’ils me fournissaient. J’ai parallèlement moi-même subi l’influence du directeur à travers les séances de formation du personnel que je montre dans ce film. Toutefois j’y ai rapidement vu quelque chose de malsain. J’ai alors voulu utiliser leur équipement vidéo pour réaliser ce documentaire. Ainsi la particularité de ce documentaire est que je n’avais pas de sujet en tête avant de le débuter et que je n’avais fait aucune recherche préalable.
Public : Combien de temps a duré le tournage? Avez-vous rencontré des situations particulières pendant le tournage? Avec le recul que pensez-vous de la vie dans ce “Land of Peach Blossoms” ?
ZM : Le concept de ce “paradis” était de laisser les gens découvrir et participer à une sorte de pièce de théâtre. La phrase d’origine était “Nous jouons tous dans une mise en scène du paradis : les acteurs, y compris les invités qui viennent dîner, font partie de ce paradis.”
Le président du restaurant est comme un metteur en scène. Ce tournage à l’improviste m’a permis d’obtenir 70H de rushes sur 3 ou 4 mois. J’ai ainsi pu documenter l’évolution du restaurant, de sa création jusqu’à sa faillite. Tout d’abord on vendait un idéal aux recrues, un rêve de richesse. Ces premiers employés ont alors pris le relai et formaient les nouveaux arrivants.
Toutefois, quand les difficultés financières ont commencé à peser sur le restaurant, les employés ont commencé à avoir des doutes. Ils étaient de plus exténués par la charge de travail demandée. La gestion quasi-militaire de ce restaurant interdisait le repos et les congés. La raison principale pour laquelle je suis resté était de terminer ce documentaire.
Public : Dans certaines scènes on voit des employés se plaindre devant les caméras. Ne craignaient-ils pas que leur employeur l’apprenne ?
ZM : Dès le début, on a vite sympathisé entre employés. Au cours du tournage, j’ai été particulièrement proche de quatre d’entre eux, ceux que l’on voit le plus dans le film. Je pense qu’ils trouvaient avec moi un point de vue plus objectif sur leur situation. L’un de ces employés m’avait dit très spontanément “je trouve que ce monde est très bien”. Au début j’avais filmé la session de danse imposée par la direction sur une musique psychédélique et c’est en voyant la vidéo qu’il a pris conscience du grotesque de la situation. Par la suite il a disparu, il ne venait plus aux réunions, se faisait porter pâle et a fini par partir.
Au contraire certaines personnes refusaient de se laisser filmer, j’ai insisté pour discuter avec eux et leur parler de mon point de vue sur cet endroit. En conséquence, ils ont progressivement baissé la garde et ont su qu’ils n’étaient pas les seuls à douter du déraisonnable des méthodes employées. Quand les salaires ont commencé à ne plus être payés, les gens ont perdu la foi et je pense qu’ils ne restaient que pour regarder ce « paradis » s’écrouler. Ils voulaient connaître la fin en quelque sorte. Ils voulaient également faire connaître au public les histoires de ce monde déprimant. Les employés venaient alors témoigner volontairement face à la caméra.
Public : Et est-ce que le président du restaurant est au courant de l’existence de votre documentaire ?
ZM : Pendant le tournage, le risque était inévitable, mais je pouvais le gérer. Une fois, j’ai été convoqué soudainement par le président dans son bureau, il était là avec son bras droit et m’a demandé ce que je filmais comme ça en me baladant partout avec ma caméra. À ce moment-là je n’en menais pas large, mais j’ai réussi à l’esquiver, j’ai dis que je les filmais en train de faire la cuisine ou quelque chose comme ça. Je leur ai envoyé quelques extraits déjà montés, et après ça je ne leur ai plus jamais parlé face à face. Peut-être qu’il n’a jamais su que je tournais ce documentaire.
Public : Avez-vous des anecdotes sur le montage? Pour quelles raisons l’avez-vous laissé de côté, et qu’est-ce qui vous a motivé à le reprendre ?
ZM : Quand tout s’est fini en mai 2014, je n’ai pas touché à ces images pendant longtemps. J’ai d’abord suivi une thérapie pour me remettre physiquement et mentalement, puis j’ai cherché à nouveau du travail. Trier les rushs m’a pris des mois, j’ai transcrit des centaines de milliers de mots. Au cours de ce processus, j’ai souvent été influencé par la logique du président, et j’ai dû lutter pour me dégager de cette emprise. Plus tard, j’ai passé environ un mois à monter une bande-annonce d’environ deux minutes et je l’ai montré au iDOCS International Documentary Forum. Mme Li Yifan l’a regardée et m’a encouragé à terminer le montage et à venir lui montrer.
En 2015, je sentais que j’avais trop laissé traîner les choses. J’ai remonté le film, dont la durée est passée de 12 heures à 8 heures, puis 4 heures, mais je n’ai pas trouvé l’inspiration pour continuer encore. Je n’arrivais pas à le finir et j’étais gêné d’aller voir Madame LI. Je traversais une passe difficile financièrement. En 2016, un ancien camarade de mon école de cinéma m’a présenté pour travailler dans une équipe de tournage. Pendant plus de quatre mois de travail, j’ai observé cette communauté et sa structure pyramidale hiérarchique. Après cette expérience, il ne m’a fallu qu’une quinzaine de jours pour ajuster l’idée du film et le monter en une version de 90 minutes. Mme Li m’a suggéré que je pourrai retrouver certains protagonistes pour refermer l’histoire, alors je suis allé contacter les anciens collègues pour tourner quelques scènes supplémentaires. J’ai finalisé le film à l’été 2017, je me suis inscrit à IDFA en 2018, et la version finale était là.
Public : Est-ce que vous avez des nouvelles des personnes dans le film ?
ZM : Je les ai perdus de vue depuis, mais j’ai eu vent de certaines choses qui se sont passés par la suite.
Après le Nouvel An de 2017, j’ai réussi à recontacter certains protagonistes pour les inviter à retourner sur les lieux. C’était aussi l’occasion de filmer le dernier chapitre du documentaire. Ils étaient tellement traumatisés qu’ils ne voulaient pas y retourner. L’un d’entre eux ne m’a même pas répondu. C’est pour ça qu’il n’y a que trois personnes qui reviennent à la fin. L’un d’entre-eux m’avait dit qu’il était à Shenzhen, parfois à Guangzhou, jusqu’au jour où on s’est vu, j’ai compris qu’il n’avait jamais quitté Chongqing.
6 ans après, on est tous passé à autre chose. Le protagoniste que j’avais aidé le plus avait commencé à gagner sa vie et paye ses dettes petit à petit. Celui qui travaillait dans l’immobilier s’est marié l’année dernière. Celui qui était prof vit maintenait une vie plus digne. Mais je n’ai aucune nouvelle de la plupart des protagonistes du film. En tout cas, leurs chemins dans la vie n’ont rien d’extraordinaire en Chine. On travaille dur dans l’espoir d’une vie meilleure.
Depuis que le film a gagné le prix du Meilleur Documentaire au festival FIRST(NDLR : Festival des premiers films chinois) l’an dernier, certains médias me demandent des interviews avec les employés que l’on voit dans le film, je refuse de relayer presque toutes ces demandes, par respect pour leur volonté et pour les protéger. Une journaliste chinoise a filmé le toit sur lequel le restaurant se trouvait, et en regardant cette vidéo, j’ai appris que l’établissement d’origine avait été rénové, peut-être par son nouveau propriétaire. Les dernières traces de l’existence du restaurant et du “Land of Peach Blossoms” de président ont toutes disparues.
Public : Quel est l’impact de ce film sur votre façon d’aborder la création de vos films suivants ?
ZM : Je pense que cette expérience a profondément changé ma façon de voir le monde. La création est toujours quelque chose qui chez mois laisse une plus large part au hasard plus qu’à la préméditation : si je tombe sur quelque chose qui m’intéresse, alors je vais le filmer. J’ai presque terminé le tournage de mon nouveau documentaire. Deux producteurs aux Pays-Bas et au Danemark m’aident à contacter les festivals et déposer mon dossier. Je n’ai plus besoin de tout affronter seul, ce qui me laisse aussi plus d’énergie à consacrer au film lui-même.